Post-vérité ou rapport pathologique à la réalité : pourquoi la communication politique est malade ?

Depuis quelques mois et plus, je relève un retour de l’expression de post-vérité pour désigner ces activités de communication lunaire des pros de la politique. Nous serions dans une ère de la post-vérité, où ministres, député-es et candidat-es en tout genre auraient perdu toute prise avec la vérité ; ils et elles raconteraient n’importe quoi pour se faire élire ou se maintenir au pouvoir. Si ce constat me paraît loin d’être insensé, je ne m’accorde pas entièrement avec cette expression. Dans ce billet, je vais tenter de démontrer en quoi parler de rapport pathologique à la réalité met plus en lumière des éléments structurels de l’organisation et de la communication politiques que la notion de « post-vérité ».

Vérité ou réalité au singulier

Commençons par le commencement avec une définition – que je propose à partir d’une synthèse de quelques travaux sur la question (Holzem, 2019 ; Pinto, 2018) : la post-vérité désigne un basculement dans l’espace public, où certains interlocuteurs et interlocutrices affichent une indifférence voire un dédain à propos de l’idéal commun de vérité. Trois grandes caractéristiques peuvent être tirées de cette définition. Tout d’abord, la post-vérité agit comme une dénonciation franche et offensive, notamment de la part d’individus habituellement en mesure de légitimement définir « la réalité » ou « la vérité » – c’est par exemple le combat contre les fake news (Calba & Birgé, 2020). Ensuite, l’expression postule que nous sommes toutes et tous fermement atttaché-es à la vérité. Cette dernière serait la base de toute discussion honnête et saine. Enfin, nous aurions connu ces dernières années un basculement où la norme de vérité aurait été supplantée par son contraire, avec l’élection de Trump en 2016 en point de départ.

En partant de ces caractéristiques donc, je pense que l’expression « post-vérité » manque deux choses qui m’apparaissent centrales, aussi bien dans la politique et le gouvernement de la France que dans la manière dont les humains fonctionnent : la lutte autour de l’imposition d’une vérité ET la nécessaire construction de toute réalité.

Parler de post-vérité suppose comme une évidence qu’il existe une vérité. Les défenseurs et défenseuses de cette idée se contentent souvent ici de jouer le jeu positiviste des exemples simples : 2 +2 ça fait 4, personne ne peut dire le contraire. Et pour le réchauffement climatique alors ? Des preuves scientifiques s’accumulent pour déterminer la vérité, mais pourtant ça résiste ; ça désignant des personnes ne parvenant pas ou ne voulant pas être convaincues. « La » vérité filtre après tout un travail de construction et d’objectivation – et cela est le cas pour tous les problèmes publics (Cefaï, 2009). En outre, il existe des retours en arrière, comme les platistes qui contestent que la Terre est ronde.

Il apparaît vain en conséquence de faire comme s’il n’existait qu’une seule et unique vérité. La politique, comprise comme un jeu d’intérêts qui cherchent à imposer leur vision du monde, et le gouvernement de la société, enserré par un État qui possède tous les outils (symboliques et politiques) pour imposer sa réalité, sont constamment en train de construire des vérités. En fait, c’est précisément ici, je pense, que se trouve le problème ; ce qui est attaqué aussi farouchement par l’intermédiaire de cette dénonciation de la post-vérité, n’est pas tant la fin d’un régime discursif que la contestation de la capacité de certains individus et institutions à pouvoir fixer seul-es la vérité.

Je vais m’arrêter plus bas sur le deuxième manquement de l’expression « post-vérité », à savoir la nécessaire construction de la réalité.

Construire la réalité : kézako ?

La posture constructiviste peut se résumer comme suit : la réalité en tant que telle n’existe pas, il faut la construire. Bien entendu, la qualité de quelque chose de réel est là qu’on le veuille ou non, que l’on ait pris le temps de le construire ou pas. Par exemple, un cancer peut vous ronger sans que vous le sachiez ou, plus précisément, que vous ayez opéré l’activité nécessaire pour le construire en tant que réalité signifiante. Toutefois, ce qui compte le plus dans l’analyse d’une activité ayant lieu dans une société humaine, c’est la traduction symbolique de cet événement. Certaines personnes diront que le cancer est la faute de votre consommation excessive de tabac, quand d’autres y verront le signe d’une culpabilité voulant s’enfuir de votre corps, ou d’autres encore diront que c’est le chemin qu’un dieu sadique vous a tracé.

L’apport de 2 auteurs me semblent indispensables : Elias (1996, 2015) et Watzlawick (1978, 1991, 1996). Les deux se rejoignent sur l’idée que le monde physique existe mais qu’il faut une traduction à l’aide de symboles : pour Elias c’est la cinquième dimension, pour Watzlawick c’est la réalité de second ordre. Selon le premier, les êtres humains sont biologiquement disposés à manier les symboles. Cette disposition leur offre la possibilité de créer et de se déplacer dans la cinquième dimension à l’aide du langage. Rien de métaphysique ici ; Elias souligne simplement qu’à l’aide de nos capacités de communication nous construisons des outils symboliques qui nous guident. Pour Watzlawick, la réalité de premier ordre désigne les aspects physiques et vérifiables objectivement, tandis que la réalité de second ordre a trait à la signification, « la traduction en symbole » (Watzlawick, 1978 : 138). Tout n’est pas parfait dans cette manière de concevoir la réalité, et la critique portant sur un excès de relativisme est valable – Watzlawick ne se prive d’ailleurs pas d’affirmer la « complète relativité de la réalité » (ibid. : 211). Toutefois, en effectuant cette distinction, on comprend que la réalité ne tombe pas toute crue, qu’elle nécessite une construction, et qu’il n’existe pas une seule et unique réalité.

En revanche, il ne faudrait pas non plus croire à une foire complète, où chaque personne flotterait dans sa réalité. L’approche constructiviste insiste toujours sur l’aspect de mise en commun – je pense par exemple au stock social de connaissance de Berger et Luckmann (1996). Aussi bien pour Elias que Watzlawick, il y a toujours une opération de mise en commun, appelée standardisation via le langage par Elias, ou convention chez Watzlawick. En bref, la vie en société implique un partage d’éléments (langagiers) communs, permettant de construire une réalité que nous expérimentons ensemble. Ainsi, si chacun-e aura construit une signification différente sur l’incendie de la cathédrale de Notre-Dame, chacun-e est capable de comprendre et d’expliquer que ce monument a pris feu et a été fortement endommagé en conséquence.

Les pros de la politique, au même titre que n’importe quel individu, doivent alors construire la réalité et nous allons voir que cette activité souffre de nombreux défauts.

Défauts flagrants dans la construction de la réalité chez les pros de la politique

Cette partie sera assez descriptive, car il s’agit, dans un premier temps, de présenter ces attitudes qui choquent n’importe quelle personne analysant ou simplement observant les pros de la politique en action. La critique revient souvent à propos d’une déconnexion à la réalité – comme je l’ai relevé dans une étude indépendante sur la communication politique, mais il n’est pas question de ça ici. Sont plutôt visés le mensonge, les cadrages abusifs et autres transformations d’éléments communs, comme des jeux sur le sens ou les mots utilisés ; gardons en tête le célèbre « ça n’a pas marché » d’un Macron, refusant d’admettre un échec. Plus récemment, un exemple exceptionnel, de par son caractère typique, a réalisé son « bad buzz ». Dans l’émission « C à Vous » du 29 octobre 2024, Eric Ciotti, député des Alpes-Maritimes et président de l’Union des droites pour la République, s’est trouvé dans l’incapacité d’accepter un fait, à savoir l’existence d’un règlement sur lequel est inscrite une règle. Alors qu’il accuse la SCNF d’avoir cédé à l’« extrême gauche » en refusant d’afficher la publicité du livre de Jordan Bardella, le journaliste Patrick Cohen lui oppose l’article 8 des conditions générales de vente de Médiatransports, interdisant l’affichage de publicité à caractère politique. S’ensuit alors, de la part du député d’extrême droite, une succession d’arguments sans fondement concret (si Jean-Luc Mélenchon avait publié un livre on l’aurait pas interdit, la règle de Médiatransports a été inventée pour Jordan Bardella, Médiatransports se cache derrière son règlement pour ne pas assumer un choix politique, « une règle illégale »), de propos caricaturaux à l’extrême (« c’est quoi la prochaine étape ? L’autodafé ? », « diktat des syndicats d’extrême gauche », « une attaque aux libertés fondamentales »), de confusions (Eric Ciotti affirme, avant d’être corrigé, que les syndicats d’ « extrême gauche » font pression sur Publicis (maison mère de Médiatransports) dans la négociation salariale, il affirme souvent « croire » en utilisant ce verbe comme s’il était l’équivalent de « savoir », il mélange un syndicat et une entreprise dans les décisions prises), d’attaques insensées (Eric Ciotti demande au journaliste de prouver le contraire, alors même que celui-ci cite le règlement comme preuve, Ciotti reproche à Cohen de défendre l’interdiction de la publicité), d’attaques ad hominem (« vous qui êtes attaché à la liberté », « ça me choque » – sous-entendu Cohen est un sale type opposé à la liberté).

Plus globalement, la dissolution de l’assemblée nationale a donné lieu à de nombreuses prises de positions qui peuvent facilement soulever des sourcils. Dans la première partie du second mandat de Macron, la NUPES a souvent critiqué la majorité relative de Renaissance (250 sur 577 député-es), notamment sur son manque de légitimité – ici, ou encore là. Mais une fois devenue elle-même majorité relative, la gauche du Nouveau Front Populaire s’est empressée de se couvrir de la légitimité électorale en désignant leur première ministre en la personne de Lucie Castets. De leur côté, les macronistes pataugent également dans la confusion voire l’absurdité, menaçant de censure immédiate un gouvernement qui comprendrait des membres de la France Insoumise (par exemple, lire cet article), avant d’attaquer la France Insoumise parce que ce parti promettait une censure immédiate du gouvernement Barnier (par exemple ce tweet d’Aurore Bergé).

En somme, cette « séquence » politique nous a offert de nombreuses activités de communication qui mettent en lumière l’incohérence et l’inconsistance de la vie politique française.

Maladie structurelle : le rapport pathologique à la réalité des pros de la politique

Il est remonté à mes oreilles que l’expression « rapport pathologique à la réalité » pouvait avoir un côté psychophobe. Il est vrai que parler de pathologie renvoie à ce qui est normal, donc, par prolongement, à une relation à des valeurs (Canguilhem, 1998). Ce qui est anormal n’est pas bon, contraire à certaines valeurs ; la pathologie est anormale, donc elle n’est pas bonne, contraire à certaines valeurs. Or, je n’ai nullement l’intention de juger moralement et axiologiquement une personne souffrant d’un trouble psychologique. Mon propos s’arrête sur le comportement de personnes qui semblent objectivement saines d’esprit, mais qui, pourtant, entretiennent un rapport absurde à la réalité, qu’on pourrait plutôt trouver chez des individus en proie à des psychoses. En outre, ce rapport relève, comme je vais le souligner, d’une maladie structurelle, ce qui justifie que je ne m’attarde pas sur les individus en tant que tels, mais sur des individus plongés dans des luttes, au sein d’une structure spécifique ou d’un champ, appelé la politique.

Dans le domaine de l’idéologie, assurément voisin et mêlé au domaine politique, Watzlawick (1996) avait déjà relevé un lien avec un trouble mental, la paranoïa, dans le sens où celle-ci induit une incapacité à remettre en question l’affirmation à la base du comportement. Une personne idéologue, bouffée par son dogmatisme, ne saura supporter la présence d’autres idéologies, puisque la sienne est censée représenter la totalité du réel. Elle ne parviendra pas non plus à imaginer qu’elle puisse se tromper, ou que quelque chose lui échappe, ou, encore moins, qu’il puisse coexister plusieurs réalités en même temps. Quand Watzlawick écrit ces lignes, le communisme soviétique, en plein délire dans sa relation au réel, comme le sont tous les totalitarismes, est encore bien présent. Ainsi, il faut être prudent en appliquant sa pensée à notre époque.

Toutefois, je pense que l’idéologie n’a pas du tout disparu de la politique, contrairement à ce qu’on a bien voulu nous faire croire, en particulier en prônant la fin de l’histoire. Le capitalisme, comme le rappelle Braudel (1979), est un processus historique pluriséculaire et, en conséquence, il n’en signale ni la fin, ni l’aboutissement. Rien que la relation complexe entre État et capital, le premier pouvant aussi bien soutenir que freiner le second, souligne la dynamique historique dans laquelle est plongé le capitalisme. Bref, je m’éloigne presque du sujet, mais l’idée est la suivante : dans cet espace social spécialisé, le champ politique où des professionnel-les de la politique exercent le pouvoir (Lefebvre, 2019), il existe une maladie structurelle, entraînant un rapport pathologique à la réalité.

L’adjectif structurel a son importance ici ; tout d’abord, il évite l’écueil de la psychologisation et, logiquement ensuite, il permet d’insister sur la dimension globale du problème. Dans la perspective sociologique que j’opte dans ce texte, dénoncer la bêtise individuelle ou le caractère supposé « fou » d’un tel ou une telle n’apporterait rien sur la compréhension du fonctionnement et de l’organisation du champ politique. Dit autrement, la psychologisation pêche par son incapacité à fournir des explications causales structurelles (Arborio, Lechien, 2023). De plus, il serait trop facile de balayer mon analyse en prétextant que le souci vient d’un individu en particulier, alors que, vous l’aurez compris, je tiens à souligner que la communication politique met en exergue une maladie, concernant un ensemble. Cette maladie atteint tous et toutes les pros qui se contredisent, qui s’inventent des excuses foireuses, qui défendent un point de vue puis un autre, qui s’accrochent à une position à l’opposé d’un savoir commun, qui refusent d’admettre s’être trompé-es, etc.

Revenons sur l’exemple d’Éric Ciotti détaillé plus haut. À quelques reprises, le député d’extrême droite commence ou ponctue son argumentation par « je crois », en s’exprimant comme si croire valait savoir. Ainsi, quand la journaliste s’exclame que la règle n’a pas été inventée pour Jordan Bardella, Ciotti lui répond « je crois », sans s’embarrasser de prouver quoi que ce soit. Pire encore, à la fin de ce désastreux échange, Éric charge ses interlocuteurs et interlocutrices de prouver qu’il a tort, alors qu’il n’a pas apporté le moindre début de preuves. Cette inversion de la charge de la preuve et cette confusion dans les régimes de discours (entre croyance et savoir) dépeignent le député d’extrême droite comme une personne atteinte d’un rapport pathologique à la réalité. Encore une fois, je me moque complètement de la personne d’Éric Ciotti, ce qui m’importe c’est de comprendre la manière dont ce pro de la politique se comporte et ce que sa communication démontre de ce comportement.

Si ce rapport pathologique à la réalité est présenté comme une maladie structurelle, c’est aussi parce que je ne connais quasiment aucun autre métier ou profession qui est si peu embarrassée par ses incohérences et contradictions. Imaginez une prof de biologie qui présenterait le créationnisme comme une théorie fausse avant d’opérer un virage à 180 degrés ; imaginez un médecin qui changerait de diagnostique tous les mois ; imaginez une caissière qui travaillerait pour Leclerc tout en prétendant être l’employée d’Intermarché ; imaginez une chauffeuse de bus, qui changerait inexplicablement le trajet de sa ligne et qui, une fois confrontée, vous dirait que ça en a toujours été ainsi ; imaginez un bibliothécaire qui présenterait des romans d’espionnage en racontant n’importe quoi et face à un contradicteur s’emporterait en parlant de sa liberté d’expression. Comment ne pas penser que ces différentes personnes feraient montre d’une complète incohérence, sans parler d’un manque de déontologie ?

Pourquoi la communication est malade ?

Avant de rentrer dans les raisons de cette maladie structurelle, je vais m’attarder quelques instants sur la définition d’un rapport sain à la réalité. J’ai conscience d’être mal qualifié pour cet exercice, mais il me paraît important de clarifier pourquoi il est question de maladie. Un rapport sain à la réalité se manifeste dans trois capacités : la capacité à reconnaître ses erreurs passées, la capacité à s’accorder avec une connaissance commune de la réalité et la capacité à rattacher ses actes ou ses paroles à une chaîne de causalité logique. En d’autres termes, si vous savez dire « je me suis trompé-e » à chaque fois que cela est nécessaire, si vous pouvez accorder votre construction de la réalité avec des connaissances communes, si vous pouvez reconnaître avoir causé quelque chose ou que vos propos puissent avoir eu des conséquences, vous entretenez un rapport sain à la réalité.

Je vais passer en revue ci-dessous les raisons principales expliquant ce rapport pathologique à la réalité :

1° Tout d’abord, la communication apparaît être une stratégie à part entière ; il semble que, pour les pros de la politique, le bon mot ou le bon discours suffise à faire de la politique et/ou à gouverner. Cette situation est sans doute le fruit de la croyance instillée par les spécialistes de la communication (conseiller-es en com et spin-doctors) dans le pouvoir de la communication. Ces spécialistes de la communication ont également contribué à l’émergence d’une « démocratie médiatique » (Georgakakis, 1995), ou, plus précisément, d’une organisation politique dont les dominant-es politiques et participant-es au champ politique doivent désormais impérativement s’exprimer en public par les médias, et ce de manière constante. L’insertion des stratégies marketing dans les considérations de communication politique a aussi favorisé l’expression de leur singularité pour les pros de la politique (Le Bart, 2014). Ainsi, les activités de communication des pros de la politique ne recherchent pas un ancrage assuré dans des choses réelles, c’est-à-dire des éléments concrets et vérifiables, s’inscrivant dans une temporalité définie ; ces activités existent pour que le ou la pro de la politique occupe un espace médiatique, afin d’être vue, lue ou entendue. La possibilité de parler de soi constitue ici une parfaite opportunité pour s’inventer des qualités ou essayer de détourner l’attention des publics en dévoilant son intimité. La tentative d’Olivier Dussopt de dévier l’attention négative qu’il attirait, à cause de son engagement dans la réforme de la retraite, en insistant sur son homosexualité en constitue un exemple ridicule.

La communication comme stratégie à part entière se rapproche de la langue de bois ou du bullshit (la foutaise dans sa traduction française). Toutefois, elle s’en éloigne par rapport à la question de l’intention. D’après la définition de Delporte, la langue de bois consiste à « dissimuler [s]a pensée » (2008 : 10) afin de « mieux influencer et contrôler celles des autres » (ibid.). De son côté, le bullshiter ou l’abuseur de fadaise se moque de la vérité ; il parle pour parler, sans se soucier du vrai et du faux (Engel, 2019). Les pros utilisant la communication comme une stratégie à part entière recourent à des activités de communication parce qu’ils et elles participent à un jeu – politique – pour lequel il est impératif d’occuper l’espace médiatique par un discours, un tweet ou une interview, de se signaler à tout prix, quitte à mentir ou exagérer, à se contredire ou s’inventer de nouvelles aspirations.

En résumé : la communication comme stratégie à part entière explique le rapport pathologique à la réalité atteignant le champ politique parce qu’il est à l’origine d’activités de communication de façade, inconséquente, changeante. Les pros de la politique doivent se montrer, et peu importe la cohérence ou la justesse de leurs propos.

2° Le champ politique est un secteur très concurrentiel, que Bourdieu (1981) a décrit comme un jeu de prise de position. En d’autres termes, les pros de la politique doivent se positionner sur des valeurs, des événements, des constructions de réalité de leurs concurrent-es. C’est pour cela que l’on assiste sans arrêt à des commentaires et des commentaires de commentaires, ainsi que des opérations d’étiquetage – dont la plus infamante est l’extrémisme, ce qui explique pourquoi la macronie ne cesse de qualifier la France Insoumise d’extrême gauche et que le Rassemblement National/Front National souhaite quitter son étiquette d’extrême droite. Prenons comme exemple l’actuel ministre de la justice, Gérald Darmanin. Celui-ci veut nous faire croire qu’il est de la droite classique, républicaine, intéressée par l’autorité mais aussi la liberté, croyant en la méritocratie et en la justice et la justesse de la domination de l’État. Pourtant, dans un champ politique où existe une surenchère sécuritaire, autoritaire et raciste, Darmanin fait ce qu’il peut pour apparaître comme étant le meilleur candidat – lire meilleur candidat pour être président : il trouve l’ancienne présidente du premier parti d’extrême droite en France « molle », il contribue à euphémiser l’extrême droite, il reprend des clichés antisémites pour justifier son obsession vis-à-vis de l’islam, il est obnubilé par l’expulsion d’étrangers, etc. Dès lors, Gégé aura beau se démêler, une analyse à froid de ses prises de position révèle qu’il appartient plus à l’extrême droite, c’est-à-dire une droite autoritariste, obsédée par la justice et la justice de la violence de l’État, en accord avec une institutionnalisation de la stigmatisation et de la discrimination des minorités (ethniques, de genre).

C’est aussi pourquoi les ministres de l’intérieur et de la justice, quand ils ou elles communiquent ainsi perdent toute crédibilité et nagent en plein rapport pathologique à la réalité. Comment voulez-vous défendre un bilan tout en passant votre temps à dire que la société manque d’ordre, que les délinquants courent les rues et qu’il faut en conséquence toujours plus basculer dans l’autoritarisme ? Darmanin honnête aurait du dire, à sa prise de poste en tant que ministre de la justice, qu’il a été très mauvais dans sa lutte contre la criminalité en tant que ministre de l’intérieur.

En résumé : les pros politiques doivent se positionner constamment, en particulier dans un jeu politique accéléré par les réseaux sociaux numériques. Ces positions donnent lieu à de nombreuses incohérences et contradictions.

3° Les pros de la politique démontrent répétitivement leur inconséquence et leur incapacité à reconnaître leurs erreurs. On touche un point nodal dans la communication politique : l’infaillibilité. Les pros de la politique s’affirment sans cesse en mesure de gérer la situation et ils et elles auront toutes les excuses du monde pour justifier, sans assumer, leurs échecs. Cette prétendue maîtrise des phénomènes sociaux (Le Bart, 1998) s’accorde bien entendu mal avec la réalité commune, car nous pouvons tous et toutes constater les innombrables erreurs et échecs des pros de la politique. Ces dernier-esfont semblant de croire en leur toute-puissance, alors, qu’objectivement, il est irraisonnable de penser une seule seconde qu’ils ou elles maîtrisentla situation. La complexité du monde faisant que personne ne peut arriver à le contrôler, même à moitié, même un peu.

Plus globalement, ce qui manque aux pros de la politique, c’est un sens de la modestie et la reconnaissance explicite de la charge de la puissance collective dont ils et elles monopolisent l’exécution, par l’intermédiaire des institutions étatiques. Autrement dit, les pros de la politique, en plus d’admettre ne pas pouvoir tout faire ou dire, devraient sans cesse rappeler qu’ils et elles ne sont fortes que parce que nous les autorisons implicitement à l’être, notamment par les élections. Au contraire, nous assistons quotidiennement à des activités de communication qui font passer les pros de la politique pour des personnes extra-ordinaires, capables de tout changer grâce à leurs actions.

En résumé : en n’étant incapables de reconnaître leurs erreurs ou d’affirmer ne pas pouvoir ou savoir, les pros de la politique construisent une réalité où règnent l’inconséquence et un manque de logique causale. Les pros de la politique ne sont plus imputables de rien, leurs propos et leurs actes résonnent dans le vent, tout en ayant des conséquences bien réelles. Ce paradoxe n’est pas un exercice de la pensée: pensez à ces affirmations répétées des gouvernements macronistes à vouloir développer notre souveraineté en tous genres, tout en continuant à accepter délocalisations et absence de contrôle des capitaux.

Le mensonge est courant en politique. On ne fera pas semblant de découvrir ce fait, comme peut le laisser entendre une utilisation naïve de la notion « post-vérité ». Les pros de la politique sont vu-es comme des professionnel-les de la manipulation et de la tromperie (Bacot, 1999 : Gaxie, 2001). Cette représentation commune me paraît être justifiée, même si, évidemment, il n’est pas possible de résumer l’activité politique au mensonge. Plusieurs éléments sont toutefois à relever ; premièrement, mentir n’empêche pas de continuer à participer au champ politique ; deuxièmement, mentir n’empêche pas d’accéder à des postes à responsabilité ; troisièmement, le fait de mentir est institutionnalisé dans les campagnes politiques, où il n’existe aucun lien contraignant entre ce que dit ou promet le ou la pro de la politique, et ce qu’il ou elle dit ou fait après son élection ; quatrièmement, de par leurs nombreuses activités de communication, les pros de la politique mentent souvent par omission ou simplement en refusant de reconnaître qu’ils ou elles ne savent pas ; cinquièmement, les mensonges en politique sont rarement punis ; sixièmement, en devant se positionner constamment, les pros de la politique en viennent à s’inventer des raisons de sepositionner ; septièmement, il est plus important aux pros de la politique de communiquer quitte à mentir, plutôt que de ne rien dire. Toutes ces raisons font que le mensonge apparaît comme étant central en politique, et qu’il est loin d’être le fruit de pros malhonnêtes.

Pour illustrer, la pratique courante du mensonge, j’aimerais m’arrêter sur la manifestation qui me semble être la plus grossière qu’il m’ait été donné de voir ces dernières années ; à savoir la prétention des socialistes ou « hommes et femmes de gauche » qui ont rejoint Emmanuel Macron à être justement de gauche. Quelle personne de gauche accepterait de travailler avec Gérald Darmanin ? Quelle personne de gauche accepterait de continuer à défendre les grandes entreprises par l’intermédiaire de la politique de l’offre et au détriment des populations les plus pauvres ? Quelle personne de gauche aurait accepté et contribué à la construction d’une réalité où la réforme de la retraite était présentée comme inévitable, alors qu’il existait, au contraire, bien des solutions alternatives ? Quelle personne de gauche aurait supporté une loi sur l’immigration ? L’attitude de ces « hommes et femmes de gauche » renvoie donc plutôt au girouettisme caractéristique de l’extrême centre (Serna, 2019). Lors d’une période politique tendue (crise), l’extrême centre s’érige en troisième voie, face à la gauche et à la droite, à qui est imputée la responsabilité de la situation. L’érection de cet extrême centre donne lieu à un « débauchage massif » (ibid. : 31), où les plus pragmatiques démontrent leur malléabilité : discours changeants, ennemi-es de la veille qui deviennent des allié-es, idées contraires qui se rejoignent.

Détaillons un exemple concret : Sacha Houlié, ancien militant du Parti socialiste, cofondateur des Jeunes avec Macron, et principal représentant de l’« aile gauche de la macronie » jusqu’à la dissolution de 2024, où il décide après sa réélection de figurer parmi les député-es non-inscrit-es. Lors de l’ émission Backseat sur Twitch, le 28 mars 2024, il est directement questionné sur l’incohérence de sa double appartenance à la « gauche » et à Renaissance, ex-LREM. Sa réponse ressemble ressemble plus à du jonglage qu’à un discours argumenté : reconnaissance de l’intérêt de la loi immigration, mais sous une forme plus inclusive, rattachement à des figures comme Rocard et Strauss-Khan dont l’appartenance à la gauche se discute, défense de la souveraineté étatique alors même que Renaissance n’a jamais démontré concrètement son attachement à celle-ci si ce n’est dans le symbolisme ronflant et monarchique que Macron affectionne tant, défense des réformes de l’assurance chômage, etc. En somme, avec cet exemple, on voit que Sacha Houlié essaye désespérément de se positionner « à gauche », alors même que des arguments simples suffisent à discréditer cette auto-qualification. Il pourra mentir en se disant de gauche, tandis que dans la réalité de personnes inscrites de manière plus cohérente à gauche, il apparaîtra comme au mieux, dans une gauche molle de la compromission, ou, au pire, dans une droite ne s’assumant pas. Sans entrer dans un débat politique, l’honnêteté pour Sacha aurait été de reconnaître qu’il se situait dans un entre-deux, qui le rattachait parfois à gauche, souvent à droite et qu’il était effectivement difficile de se dire de gauche quand on appartient à Renaissance.

En résumé : le mensonge contribue à cette communication politique malade dans son rapport à la réalité, parce qu’il ne permet pas la construction d’une réalité stable, fiable, inscrite dans un temps long. Le mensonge, en étant pratiqué de manière récurrente, institue une méfiance réflexe pour les citoyens et citoyennes, qui ne savent plus ou presque s’il faut croire les activités de communication des pros de la politique.

 

En conclusion, la notion de « rapport pathologique à la réalité », utilisée dans l’analyse de la communication politique, permet de soulever des éléments structurants du champ politique : incohérence, incapacité à admettre ses erreurs, recours courant au mensonge, posture changeante, positionnement continuel, utilisation de la communication comme stratégie à part entière. Tous ces éléments laissent clairement penser que la politique est malade, et que cette maladie impacte fortement les pros de la politique et leurs activités de communication dans leur rapport à la réalité.

 

Bibliographie

ARBORIO Anne-Marie, LECHIEN Marie-Hélène « Travailler sur soi pour mieux vendre », IN : LECHIEN Marie-Hélène, MASCLET Olivier, MAUGER Gérard, Le je, l’entre-soi, le nous dans les classes populaires. Vulaines sur Seine : Croquant, 2023, pp. 161-198

BACOT Paul , « « En haut et du mauvais côté ». Les professionnels de la politique au miroir des citoyens », IN : OFFERLE, Michel (dir.), La profession politique XIXe-XXe siècles. Paris : Editions Belin, 1999, pp. 307-331 (Socio-Histoires)

BERGER Peter, LUCKMANN Thomas, La construction sociale de la réalité. Paris : A. Colin, 1996, 288 p.

BOURDIEU Pierre, « la représentation politique [éléments pour une théorie du champ politique] » [Document en ligne] Actes de la recherche en sciences sociales, 36-37, 1981, pp. 3-24. Disponible sur : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1981_num_36_1_2105 (consulté en août 2014)

BRAUDEL Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme : Xve-XVIIIe. 2, les jeux de l’échange. Paris : Librairie générale française, 1979, 855 p.

CALBA Sarah, BIRGÉ Robin, « L’art d’avoir toujours raison… de vouloir en discuter » [Document en ligne] Etudes de communication, n° 53, 2019, pp. 33-48. https://www.cairn.info/revue-etudes-de-communication-2019-2-page-49.htm (consulté en mai 2020)

CANGUILHEM Georges, Le normal et le pathologique. Paris : Presses Universitaires de France, 1998, 224 p.

CEFAÏ Daniel, « La fabrique des problèmes publics. Boire ou conduire, il faut choisir! », IN : GUSFIELD Joseph, La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique. Paris : Economica, 2009, pp. 219-318

DELPORTE Christian, Une histoire de la langue de bois. Paris : Flammarion, 2008, 382 p.

ELIAS Norbert, Du temps. Paris : Fayard, 1996, 223 p.

ELIAS Norbert, Théorie des symboles. Paris : Seuil, 2015, 245 p.

ENGEL Pascal, « De la post-vérité à la foutaise», IN : HOLZEM Maryvonne (dir.), Vérités citoyennes. Les sciences contre la post-vérité. Vulaines-sur-Seine : Éditions du Croquant, 2019, pp. 73-89

GAXIE Daniel, « Vu du sens commun » [Document en ligne] Espaces temps, n° 76-77, 2001, pp. 82-94. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/espat\_0339-3267\_2001\_num\_76\_1\_4167 (consulté en septembre 2020)

GEORGAKAKIS Didier, « La double figure des conseils en communication politique. Mises en scène des communicateurs et transformations du champ politique » [Document en ligne] Sociétés contemporaines, n°24, 1995, pp. 77-94. Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/socco_1150-1944_1995_num_24_1_1475 (consulté en décembre 2018)

HOLMES Maryvonne (dir.), Vérités citoyennes. Les sciences contre la post-vérité. Vulaines-sur-Seine : Éditions du Croquant, 2019, 173 p.

LE BART Christian, Le discours politique. Paris : PUF, 1998, 128 p.

LE BART Christian, « Exemplarité et expressivité des représentants », IN : MAZEAUD Alice (dir.), Pratiques de la représentation politique. Rennes : PUR, 2014, pp. 43-55

LEFEBVRE Rémi, « La politique, une affaire de « professionnels » ? », IN : FONDATION COPERNIC, Manuel indocile de science sociales. Paris : La Découverte, 2019, pp. 408-417

PINTO Alfonso, « Les images de migrants sur Facebook : acommunication et post-vérité » [Document en ligne] Hermès, n°82, 2018, pp. 47-52. Disponible sur : https://shs-cairn-info.sid2nomade-2.grenet.fr/revue-hermes-la-revue-2018-3-page-47?lang=fr (consulté en décembre 2024)

WATZLAWICK Paul, La réalité de la réalité : confusion, désinformation, communication. Paris : Éditions du Seuil, 1978, 237 p.

WATZLAWICK Paul, Les cheveux du baron de Münchhausen. Paris : Éditions du Seuil, 1991, 254 p.

WATZLAWICK Paul, « Avec quoi construit-on des réalités idéologiques ? », In : WATZLAWICK Paul (dir.), L’invention de la réalité : comment savons-nous ce que nous croyons savoir ? : contributions au constructivisme. Paris : Éditions du Seuil, 1996, pp. 223-266


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Mathieu Fusi (9 janvier 2025). Post-vérité ou rapport pathologique à la réalité : pourquoi la communication politique est malade ? Point-virgule. Consulté le 8 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/131xp


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.